L’idéaliste en moi se dit que plusieurs problèmes dans le monde, dont le racisme, disparaîtraient si on cessait de voir les humains comme des objets. En écrivant la dernière phrase, j’imagine plusieurs lecteurs se dire “comment ose-t-il dire ça? je suis une bonne personne! Je ne traite jamais les humains comme des objets!”

Laissez-moi expliquer plus en détails.

Le 15 avril dernier, je suis allé chercher des tests rapides de COVID à la pharmacie.

La caissière qui prend ma carte d’assurance-maladie me dit, d’un air étonné: “vous ne faites pas votre âge!”

Je ne réponds pas à son commentaire. J’essaie de lui demander si je peux prendre deux boîtes, puisque je n’en avais pas pris le mois dernier (au Québec, nous avons droit à une boîte gratuite aux trente jours). Mais au même moment, la caissière se retourne vers sa collègue et lui demande : “tu lui donnes quel âge?”

La collègue répond : “Ouais, je le sais, mon chum est coloré.”

Les normes élémentaires de service à la clientèle exigent que je reçoive ma boîte et qu’on réponde à mes questions sans que j’aie à entretenir de conversation sur mon âge, que j’assiste, comme si je n’étais pas là, à une devinette entre collègues quant à mon âge, et que j’entende l’une d’elle parler de son conjoint avec le même langage que s’il était un cahier à colorier. Mais je n’ai pas eu droit à ce respect. Voilà un exemple simple de situation où j’estime que, malgré la gentillesse et les bonnes intentions des caissières, elles ne m’ont pas octroyé un respect de base. Mais encore, au-delà de l’anecdote?

J’ai eu l’occasion de m’intéresser aux droits et libertés de la personne comme étudiant en droit, puis comme avocat pendant plus de cinq ans. En 2011, j’ai aussi fondé Pour 3 Points, un organisme qui renforce le rôle des coachs sportifs à titre de mentors auprès des jeunes issus de milieux défavorisés. C’est particulièrement dans ce contexte que je me suis intéressé à la conscience humaine, tant au plan individuel qu’organisationnel. Toutes ces expériences ont influencé mes croyances en lien avec le racisme et autres types de discriminations.

Alors quand l’Association canadienne pour la santé mentale m’a invité à écrire un texte sur l’empathie en lien avec la lutte contre le racisme, je me suis dit qu’il fallait absolument parler de notre tendance à réduire les humains à des objets.

Je ne jète pas ici un jugement moral. Afin de fonctionner comme humains, nous construisons notre réalité, c’est-à-dire que nous interagissons avec notre environnement externe en segmentant les phénomènes qui nous entourent et en leur apposant une identification qui orientera notre interaction. Ces phénomènes deviennent ainsi des objets. Nous agissons différemment devant les objets identifiés comme “fleur”, “gâteau” et “serpent”.

Nous faisons aussi des humains des objets. Le phénomène qu’on nomme “patronne” n’invite pas à la même réponse que “policier” ou “boulanger”. Les situations impliquant ces catégories de personnes suscitent généralement des réponses différentes. Ce fonctionnement se reproduit vis-à-vis des personnes qu’on peut nommément identifier, comme “Justin Bieber”, tout comme celles avec qui on entretient un lien plus intime. Je suis convaincu que tout le monde distingue automatiquement “grand-maman” de “conjoint”.

La faculté de catégoriser inconsciemment les phénomènes de notre environnement et d’y répondre par automatisme est essentielle à la survie humaine. Le hic, c’est que dans la vitesse du quotidien, l’automatisme fait aussi en sorte qu’il nous arrive de traiter les autres humains, même nos plus proches, comme des choses qu’on a déjà catégorisées, en ignorant que chaque humain est plus complexe que la catégorie qu’on a construite. Chaque humain mérite donc un regard et une écoute fraîche et nouvelle, à tout un moment. Tout un exercice de pleine conscience.

Le défi est d’autant plus important que la notion de construction sociale de la réalité, documentée notamment par des auteurs comme Peter Berger, fait en sorte que par la combinaison de chaque humain en collectivité (certains humains détenant plus de pouvoir que d’autres), le sens que nous accordons à certaines catégories que nous créons deviennent ancrées dans nos cultures et/ou institutions sociétales.

En particulier, le colonialisme de l’histoire moderne a fixé dans l’imaginaire collectif d’une société comme le Canada l’idée que certains groupes de personnes sont inférieurs à des humains. Par exemple, encore aujourd’hui, la constitution canadienne prévoit le partage des compétences entre le fédéral et les provinces. Alors que les matières visées sont des objets tels que les droits d’auteurs, le transport ou l’éducation, “les Indiens” font aussi partie des objets de ce partage. Un exemple manifeste qu’à l’adoption de la constitution en 1867, les Autochtones n’étaient pas considérés comme des humains.

Pendant plusieurs années, même au cours du 20e siècle, des institutions scolaires ont enseigné que les personnes autochtones, tout comme les personnes noires, n’étaient pas civilisées. Notre tissu social est empreint de multiples occasions qui se perpétuent encore aujourd’hui, et qui renforcent l’idée de l’infériorité des personnes noires, autochtones et racisées. Il suffit de penser à l’évolution du discours ambiant au sujet des personnes arabes et musulmanes particulièrement depuis le 11 septembre 2001.

Sauvages. Dangereux. Idiots. Incompétents. Terroristes. Ce sont des qualificatifs qu’on accole à bien des personnes en raison de leur couleur de peau, leur origine ethnique ou leur religion, et qui influence négativement le traitement qui leur est réservé au sein de notre société.

Bien sûr, bien des changements institutionnels sont nécessaires pour promouvoir le respect de la dignité de tous et toutes au sein de notre société. Cela dit, chaque personne a aussi sa part de responsabilité.

Assumons que comme membres de notre société, nous sommes assujettis à l’influence des stéréotypes. Reconnaissons que certains humains, en raison de leur appartenance à certains groupes, font face à des obstacles spécifiques au sein de la société. Ralentissons aussi nos rapports mutuels afin de nous intéresser aux groupes généraux auxquels appartiennent les individus, mais aussi à leur expérience particulière comme personne unique, à chaque instant.


Photo fournie par : Alain Wong

Fabrice Vil est coach certifié en développement intégral, avocat et anciennement entraîneur de basket-ball. En 2011, il a fondé Pour 3 Points, un organisme qui transforme les coachs sportifs afin qu’ils jouent également un rôle de coachs de vie auprès des jeunes sportifs en milieux défavorisés. Animé par l’égalité des chances, il prend régulièrement parole au sujet d’enjeux qui concernent cet idéal, notamment comme conférencier et facilitateur d’ateliers en entreprise.

Fabrice est fasciné par la question de la conscience humaine. Il porte le souhait que les personnes soient curieuses des violences invisibles auxquelles elles participent et qu’elles y répondent avec bienveillance pour elles-mêmes et les autres.